Les liens des régies publicitaires avec les neurosciences
prouvent que la fabrication de "cerveaux humains disponibles" chers à
Patrick Le Lay, le président de TF1, est devenue une réalité des
médias. Une idéologie est à l'oeuvre: elle vise à nous rendre étrangers
à nous-mêmes pour faire de nous des cibles normées en fonction
d'intérêts marketing.
Je suis l'auteur d'un livre dont vous
n'entendrez probablement jamais parler dans vos journaux, à la
télévision ou même à la radio. Son nom ? On achète bien les cerveaux
(édition Raisons d'agir, 2007). Il ne s'agit pas d'un opuscule
tendancieux ou d'un brûlot d'extrême gauche ou d'extrême droite.
Simplement, c'est un livre qui prétend apporter une analyse critique
sur un phénomène qui rythme notre quotidien : l'omniprésence massive de
la publicité et ses conséquences sur les médias. Le titre fait bien sûr
référence à la phrase prononcée en 2004 par Patrick Le Lay, le PDG de
TF1, sur le « temps de cerveau humain disponible » que le patron de la
chaîne s'enorgueillit de vendre à Coca-Cola. Je suis allée enquêter
dans le cœur même de la machinerie publicitaire de la Une. Et ce dont
je me suis aperçue, c'est que la commercialisation du cerveau du
téléspectateur n'est pas un phantasme ou un abus de langage. C'est le
reflet de la plus stricte vérité si l'on en croit les propos de
neurologues qui travaillent aujourd'hui pour les principaux médias,
dont TF1, sur l'impact de la publicité dans la mémoire.
Le
temps n'est plus où l'on se contentait de tests et de post-tests pour
prouver l'efficacité des messages publicitaires. Face à des nouveaux
médias comme Google ou Yahoo, qui proposent à l'annonceur de payer pour
chaque contact transformé en trafic et de suivre le client à la trace,
les grands médias cherchent à montrer qu'ils arrivent à pénétrer
l'inconscient des consommateurs. A l'instar des grands annonceurs
américains, ils ont confié à une société spécialiste des sciences
cognitives, Impact Mémoire, le soin d'explorer ce que le cerveau
retient dans la communication publicitaire. Pour cela, les
« neuro-marketers » ont recours à une machine uniquement utilisée
jusqu'à présent à des fins médicales, pour détecter les tumeurs par
exemple : l'imagerie à résonance magnétique (IRM). Que disent les
expériences menées en laboratoires ? Que la zone du cerveau réactive
aux images publicitaires, le cortex prefrontal médian, est associée à
l'image de soi et à la connaissance intime qu'on a de soi-même (c'est
la région cérébrale qui est affectée lorsqu'il y a des troubles de
schizophrénie par exemple). En activant le cortex prefrontal median,
les neuromarketers cherchent donc à réussir l'alchimie parfaite :
l'opération qui consiste à transformer tout amour de soi en tant que
soi - le narcissisme - en amour de soi en tant qu'autre - une cible
publicitaire. La publicité vise donc à nous rendre en quelque sorte
étranger à nous-même pour modeler en nous des comportements normatifs
qui épousent les intérêts des firmes commerciales.
On
le sait depuis Jean Baudrillard et John Kenneth Galbraith, la société
de consommation ne peut exister sans son corollaire publicitaire. Car
seule la publicité crée dans les têtes une urgence fantasmatique et
pavlovienne sans laquelle il n'est pas de tension consumériste : c'est
parce que je suis sans cesse sollicité par un univers euphorisant,
rempli de symboles de bonheur, que je tends vers la jouissance de
l'acquisition matérielle. De cette tension naît un désir structurant
dans la mesure où il permet à l'individu d'exister en tant qu'homo
consumans. Adhérer aux valeurs de l'imagerie publicitaire - « On vous
doit plus que la lumière », « Vous n'irez plus chez nous par hasard »,
« parce que je le vaux bien » -, c'est communier aux nouvelles icônes
des temps modernes. Il s'agit de prendre corps dans l'espace collectif,
de se transfigurer dans une identité à la fois plurielle et,
puisqu'elle s'adresse à moi en tant que cible, singulière. L'essayiste
François Brune parle d'une « volonté de saisie intégrale de l'individu
dans ce qu'il a d'anonyme ». D'où un principe clé de la domestication
des esprits : chacun cherche à se ressembler en tant que tribu
consommatrice. C'est en effet parce que je renonce à mon appartenance à
une identité universelle pour m'inscrire dans une fonctionnalité
« tribalisée » que j'abdique de ma citoyenneté au profit d'un label de
consommateur tel que l'entend l'ordre marchand. Ce faisant, la
publicité permet la mutation d'une société de classes vers autant de
cibles qu'il y a d'intérêts et de positions économiques à défendre.
Elle vise la reproduction et la permanence de stéréotypes inhérents à
tout message établi en fonction d'un statut supposé sur l'échelle
sociale.
Seulement, puis-je réellement me retrouver
dans cette incessante musique d'ambiance que je n'ai pas sollicitée ?
Comme l'a montré Bernard Stiegler dans De la Misère symbolique
(éditions Galilée, 2004), « on ne peut s'aimer soi-même qu'à partir du
savoir intime que l'on a de sa propre singularité ». Or les techniques
marketing, parce qu'elles me donne à entendre et à voir des sons et des
images identiques à celles de mon voisin, me construisent une histoire
qui est semblable à celle de mes congénères. Comme tel, c'est bien à un
effondrement de la conscience individuelle et à une dissolution du
désir que nous conduit l'idéologie publicitaire : « Mon passé étant de
moins en moins différent de celui des autres parce que mon passé se
constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias
déversent dans ma conscience, mais aussi dans les objets et les
rapports aux objets que ces images me conduisent à consommer, il perd
sa singularité, c'est à dire que je me perds comme singularité ».( De
la Misère symbolique, op. cit. p. 26). Selon Bernard Stiegler, le règne
hégémonique du marché entraîne inexorablement la ruine d'un
« narcissisme primordial » en ce sens qu'il induit un « conditionnement
esthétique » qui est aussi une « misère libidinale et affective ». En
s'identifiant à la cible publicitaire à laquelle il est supposé
appartenir, le consommateur consent par là même à la dissolution de son
désir individuel dans un « nous » artificiel créé pour les besoins
d'édification du marché des classes dominantes.
De
ce conditionnement, va naître une nouvelle socialité phantasmatique qui
amène le consommateur à se sentir déterminé beaucoup moins par son
groupe de classe, son origine sociale, que par des aspirations
collectives véhiculées par les médias. Ce n'est d'ailleurs pas tant des
emblèmes statutaires que cherche à promouvoir la publicité que des
rapports imaginaires qui permettent à l'individu d'exister
virtuellement dans le regard de ses contemporains. Tout est
prétendument accessible, y compris le luxe, puisque je ne suis plus
prisonnier de mon statut mais libéré par ma consommation. A la vieille
division archaïque entre dominants et dominés doit venir se substituer
des communautés de désirs susceptibles de reconstruire un « nous
entièrement fabriqué par le produit ou le service » comme dit Stiegler.
L'
homo economicus est en quelque sorte consommé par ce qu'il consomme. Il
se jette à corps perdu dans l'addiction consumériste, non pas tant dans
une course éperdue à l'avoir, comme on le croit souvent, mais pour
être. Car le bonheur publicitaire apporte une forme de plénitude fugace
dans une société privée de repères politiques et esthétiques. Après la
fin proclamée des idéologies et l'avènement d'une classe moyenne de
plus en plus compromise par des tensions inégalitaires, il structure
notre être de façon rituelle en permettant la transfiguration d'un
« je » devenu anarchique, incontrôlé, en un « nous -cible » standardisé
et resocialisé.Créée en 1836 pour aider les
journaux à mieux se vendre aux masses populaires, la publicité s'impose
aujourd'hui comme le mode de financement principal, voire exclusif, des
médias à l'ère numérique. Le consommateur accepte avec insouciance
cette manne providentielle qui lui permet d'accéder à des contenus.
Mais en connaît-il vraiment le prix ? Information altérée au profit
d'intérêts économiques, positionnements éditoriaux déterminés par les
perspectives de recettes des annonceurs, campagnes véhiculant des
stéréotypes sociaux... Parce qu'elle structure de façon incontestée
notre inconscient collectif, la publicité est devenue un vecteur non
plus seulement de revenus mais de sens.. Les médias tendent à se
transformer en zélés prédateurs d'une clientèle-proie pour le compte de
leurs principaux clients. Des neurosciences au travestissement des
contenus, tout est mis en place pour parvenir à cet objectif.
Source : Agoravox